Chapitre 2
Cinq ans plus tôt…
Bien que Jesse parcourût régulièrement les petites annonces du Seattle Times, elle n’était pas vraiment à la recherche d’un emploi. Elle ne possédait aucune qualification pour les places qui la tentaient et celles à sa portée ne valaient guère mieux que son boulot minable à la boulangerie. Pourquoi prendre la peine d’en changer?
— Quitte à changer, mieux vaudrait changer d’attitude, murmura-t-elle en sirotant un cappuccino dans son Starbucks favori.
Ce n’était pas de se considérer comme une ratée qui allait l’aider, pas plus que de se sentir prise au piège dans un genre de vie qui ne lui correspondait pas.
Sa déprime venait sûrement de sa dernière dispute avec Nicole – quoique ses querelles avec sa sœur n’aient rien d’original. A moins qu’elle ne soit causée par son incapacité à trouver sa voie. A vingt-deux ans, elle aurait dû être en train de planifier sa vie, de se fixer un but… Or, à l’inverse, elle laissait couler les jours, attendant sans bouger qu’il se passe enfin quelque chose. Si elle était restée en fac – au lieu d’abandonner au bout de quinze jours –, à l’heure qu’il était, elle serait diplômée.
Accablée, la jeune femme froissa le journal et se redressa sur son siège, comme si cette position pouvait l’aider à se remotiver. Il fallait qu’elle mette un terme à cette dérive malsaine. Et vite !
Elle avala une gorgée de café en réfléchissant aux solutions qui se présentaient à elle. Mais avant qu’elle ait pu en choisir une, son attention fut attirée par l’irruption dans le café d’un garçon qu’elle n’avait jamais vu auparavant.
Grand et bien bâti, il aurait pu être doté d’un certain charme, si son apparence n’avait été aussi ringarde. Tout en lui, de la coiffure aux épaisses lunettes de myope, trahissait l’accro à son ordinateur. Sa chemisette à carreaux était bien trop ample et —Jesse faillit en renverser sa tasse de saisissement – un étui à stylos en plastique pointait hors de sa poche-poitrine. Hallucinant! Pire encore, il arborait un jean trop court et des chaussettes blanches de premier de la classe dans des tennis informes. Une caricature, presque…
Elle s’apprêtait à se replonger dans sa lecture, quand elle le vit redresser les épaules d’un air déterminé. Etait-ce de commander un café qui le mettait dans cet état ?
Suivant son regard, elle se retourna et aperçut à une table éloignée deux très jolies jeunes filles qui ressemblaient à des mannequins.
« Non, il ne va pas oser! » se dit-elle, abasourdie. Il ne boxait pas dans la même catégorie que ces deux déesses et elle espéra pour lui qu’il s’en rendait compte.
Pourtant, elle le vit, les mains légèrement tremblantes, se diriger droit sur leur table en fixant la brune. Jesse n’avait jamais assisté à un naufrage en direct, mais là, elle se retrouvait aux premières loges ! Il était tellement évident que le pauvre garçon courait à sa perte qu’elle aurait voulu s’éloigner discrètement pour le laisser se crasher sans témoin ; mais elle ne put que se tasser dans son siège en attendant la catastrophe.
— Salut, Angie… Euh… je m’appelle Matthew… Mais on m’appelle Matt. Je t’ai aperçue la semaine dernière, sur le campus, quand tu posais pour des photos. Ravi de tomber sur toi…
Sa voix aurait pu être vraiment sexy, s’il n’avait pas bafouillé autant.
Alors que l’autre fille affectait une grimace blasée, ladite Angie lui retourna un regard poli.
— Tu veux dire chez Microsoft? Oui, c’était sympa…
— Tu étais magnifique dans la lumière des spots. Et je me demandais si tu ne voudrais pas prendre un café, ou autre chose… Pas obligé que ce soit un café… On pourrait peut-être faire une balade, ou je ne sais pas…
« Respire! » lui enjoignit intérieurement Jesse, qui aurait souhaité qu’il se calme pour prendre le temps de construire de vraies phrases. A sa grande surprise, elle vit un sourire se dessiner sur les lèvres de la ravissante Angie. Etait-il possible que ce clown ait une chance ?
— On a le choix, continuait Matt. Est-ce que tu as un passe-temps favori ou un animal familier, un chien, par exemple ? Il paraît que les gens possèdent bien plus de chats que de chiens… Ça n’a aucun sens ! Comment peut-on aimer les chats? Moi je ne les aime pas en tout cas. Je suis allergique et puis quel intérêt d’avoir un animal qui passe son temps à dormir dans un panier ?
Jesse tressaillit en voyant l’expression d’Angie se durcir, tandis que l’amie se décomposait.
— Mauvaise pioche, mon vieux! Mon amie a dû faire piquer son chat pas plus tard qu’hier. Alors, je crois que tu ferais mieux de partir. Et tout de suite !
Les yeux ronds, Matt les fixait maintenant, rouge de confusion. Il ouvrit la bouche, puis la referma aussitôt, accablé par le poids de sa déroute, et s’enfuit en toute hâte.
Jesse le regarda s’en aller en pensant qu’il avait bien failli réussir. Jusqu’à ses paroles malheureuses sur les chats. Mais comment aurait-il pu savoir? Ce n’était pas de chance pour lui…
Elle lança un regard à travers la vitrine et vit Matt, arrêté près de la porte, qui semblait encore se demander ce qui avait mal tourné. En tout cas, cette Angie, prête à dépasser l’apparence calamiteuse de son soupirant, méritait un bon point. Mais vraiment, ce garçon avait besoin d’une sérieuse remise à niveau, question look !
Jesse savait exactement ce qui lui passait par la tête à cet instant : que sa vie était foutue, qu’elle ne changerait pas, qu’il n’obtiendrait jamais la fdle de ses rêves… Elle l’observa qui hochait lentement la tête, comme s’il se résignait à sa défaite. Oui, ce type se sentait pris au piège, tout comme elle. Sauf que ses problèmes à lui n’avaient rien d’insoluble.
Sans réaliser ce qu’elle faisait, elle bondit sur ses pieds et, après avoir jeté son gobelet vide dans la poubelle, elle s’élança sur ses talons.
— Eh ! Attends-moi, cria-t-elle en le voyant remonter la rue d’un pas lourd.
N’imaginant pas que cet appel s’adressait à lui, il ne se retourna pas.
— Matt, attends ! insista-t-elle en se hâtant à sa rencontre.
Cette fois le garçon, surpris, s’arrêta, jeta un regard par-dessus son épaule et, à la vue d’une parfaite inconnue, fronça les sourcils, interloqué.
— Est-ce qu’on se connaît? demanda-t-il à la jeune fille, quand elle parvint à sa hauteur.
— Pas vraiment. Je viens juste de…
C’était à son tour de bafouiller, embarrassée.
— Je viens d’assister à la scène dans le café, reprit-elle. Tu parles d’un cauchemar !
— Merci de retourner le couteau dans la plaie !
Il redressa sèchement le menton, puis il fourra ses mains dans ses poches, prêt à faire demi-tour et à reprendre son chemin.
— Je ne voulais pas te blesser… Mais j’ai l’impression que tu ne sais pas trop y faire avec les filles.
— Tu passes ton temps à poursuivre des inconnus pour les démolir en leur lançant au visage tout ce qui cloche chez eux, c’est ça ?
— Pas du tout. J’aimerais simplement t’aider.
D’où lui venait cette idée ? Elle n’en savait rien, mais, au moment où elle prononçait ces mots, elle était sincère.
— Je n’ai pas besoin qu’on m’aide ! cria-t-il en commençant à s’éloigner.
— Matt, écoute! Tu as un gros potentiel, mais tu ne sais pas comment l’utiliser. Je peux t’expliquer comment t’habiller, comment t’exprimer, les sujets à ne pas aborder avec les filles…
Il tressaillit. Visiblement, elle avait touché un point sensible.
— Ça ne m’intéresse pas, répondit-il pourtant.
Sans que Jesse comprenne pourquoi, cette affaire était devenue cruciale pour elle. Peut-être parce qu’il était plus facile de s’occuper des problèmes d’autrui que de réfléchir aux siens. Et puis ce garçon, lui, n’était pas une cause perdue.
Se souvenant d’un article qu’elle avait lu quelques semaines auparavant, elle improvisa.
— Je suis une formation pour devenir coach de vie. J’ai besoin de travaux pratiques et toi, tu as besoin d’aide. Si tu veux, je suis prête à me charger gratuitement de ton relooking et à t’apprendre tout ce que tu dois savoir pour conquérir Angie.
Intrigué, Matt s’était arrêté. Il se retourna et, à travers ses verres épais, elle discerna de grands yeux bruns profonds. Il aurait suffi que les filles aient une chance de les entrevoir, pour tomber sous le charme.
— Tu mens, répliqua-t-il, impassible. Tu n’es pas coach de vie…
— Je t’ai dit que j’étais en formation. Il n’empêche que je peux te donner un coup de main. Je sais comment fonctionnent les filles. Tu n’es pas obligé de me croire, bien sûr, mais qu’est-ce que tu aurais à perdre, dans cette histoire ?
— Et toi, qu’est-ce que tu aurais à y gagner?
La jeune fille se remémora ses disputes continuelles avec sa sœur, son boulot qu’elle détestait, sa vie qui partait à la dérive et le sentiment d’échec qui lui collait à la peau.
— J’ai besoin de réussir quelque chose, lui avoua-t-elle franchement.
Matt la scruta avec défiance.
— Pourquoi devrais-je te croire?
— Parce que je suis la seule qui te fasse cette offre. De quoi as-tu peur?
— Tu pourrais me droguer, m’embarquer pour une lointaine contrée et me jeter à la mer. On retrouverait mon cadavre échoué sur une plage…
— Bon! Au moins, tu as de l’imagination, pouffa-t-elle. C’est déjà un point positif. Allez, Matt, dis oui… Donne-moi ma chance, insista-t-elle, sans savoir s’il allait la prendre au mot.
Jusqu’à présent, personne ne lui avait jamais fait confiance.
— Pourquoi pas ! lança-t-il en haussant les épaules. Tu as raison : je n’ai pas grand-chose à perdre…
— Super ! s’exclama-t-elle avec un sourire réjoui. Alors, pour commencer…
La sonnerie de son portable l’interrompit tout net.
— Désolée, murmura-t-elle en plongeant la main dans son sac. Allô !
— Salut, beauté… Comment vas-tu ?
— Zeke, ce n’est pas le moment…, chuchota-t-elle avec une grimace gênée.
— Ce n’est pas ce que tu disais la semaine dernière…
Mais Jesse coupa court.
— A plus, Zeke… je n’ai vraiment pas le temps, là… Excuse-moi pour l’interruption, reprit-elle en reportant son attention sur Matt, après avoir raccroché. Où en étais-je ? Ah oui! Première étape…
Elle tira de sa poche revolver l’addition du café, s’empara d’un des stylos dans l’étui de Matt et, après avoir déchiré le ticket en deux, inscrivit son numéro de portable sur l’un des bouts et le lui tendit. Il le prit, étonné.
— Tu me donnes ton numéro ?
— Oui. J’ai besoin de quelques jours pour m’organiser et je te contacte. Crois-moi, ça va être super, affirma-t-elle avec un grand sourire.
— Est-ce que j’ai le choix?
— Bien sûr. Mais fais comme si tu ne l’avais pas.
Jesse laissa tomber son sac à dos pesant sur une chaise, puis déposa son cappuccino sur la table. Matt et elle étaient convenus de se retrouver dans cet autre Starbucks pour discuter de son plan.
Elle sortit la liste qu’elle avait établie et elle attendit l’arrivée du jeune homme en s’agitant nerveusement sur sa chaise.
Pour une fois, elle était en avance, ce qui ne lui arrivait jamais et, chose plus surprenante encore, elle était emballée par ce projet, alors qu’il y avait belle lurette qu’elle n’avait plus ressenti le moindre enthousiasme pour quoi que ce soit. En revanche, Matt semblait loin d’être aussi excité, quand elle lui avait téléphoné pour fixer le rendez-vous. Néanmoins, il avait accepté de venir.
Cinq minutes plus tard, elle le vit entrer dans le café, aussi mal fagoté que la première fois. Quel charme caché trouvait-il aux jeans trop courts et aux vieilles chaussures?
Il la salua de la main et se dirigea vers le comptoir pour passer sa commande. Le téléphone de Jesse retentit à ce moment-là.
— Allô!
— Bébé? Andrew… Ce soir?
— Andrew, ce serait plus clair si tu faisais des phrases entières! répondit-elle tout en lançant un sourire à Matt qui revenait. J’en ai pour une seconde, lui souffla-t-elle en aparté.
— Quand on a le paquet, pas besoin de syntaxe, bébé. Alors, c’est oui ou c’est non? Il y a une fête…
— C’est tentant, mais non…, répondit-elle.
Aujourd’hui, elle n’était pas d’humeur pour Andrew et « son paquet » – qualificatif des plus raffinés pour désigner son pénis.
— Tu ne sais pas ce que tu perds !
— Je suis persuadée que je le regretterai amèrement, mais ça reste non. Au revoir, lança-t-elle en raccrochant. Excuse-moi, continua-t-elle à l’intention de Matt qui s’était assis en face d’elle. Je vais éteindre mon téléphone. Comme ça, on ne sera plus dérangés…
— C’est ton copain?
— Une question ou une affirmation ?
— Une question, parce que, l’autre jour, le type s’appelait Zeke…
— Fine observation ! C’est une excellente qualité. Aucun des deux n’est « mon copain », comme tu dis. Je ne suis pas une fille qui s’attache.
— Intéressant. Et pourquoi ?
— Ne crois pas me détourner de ma mission avec des questions personnelles ! C’est de toi qu’il s’agit, aujourd’hui… Et nous avons du pain sur la planche ! Je t’ai élaboré un planning détaillé.
L’annonce n’eut pas l’air d’impressionner Matt, qui avalait son café sans rien dire en la fixant d’un œil vide. Mais Jesse refusa de se laisser abattre par ce manque apparent d’enthousiasme.
— D’abord, j’ai quelques questions à te poser. Je suppose que tu travailles dans l’informatique?
— En effet, je suis programmateur chez Microsoft. Je conçois principalement des jeux.
— Je l’aurais deviné… Quels sont tes loisirs favoris ?
Matt réfléchit une seconde.
— L’informatique et les jeux.
— Rien d’autre ?
— Peut-être le cinéma.
Autant dire : rien. Ce garçon avait intérêt à trouver rapidement d’autres centres d’intérêt.
— Est-ce que tu as vu Comment se faire larguer en dix jours ? C’est un film qui est sorti la semaine dernière. Alors, va le voir, ordonna-t-elle, comme il secouait négativement la tête. Et tu prendras des notes. Tu vas avoir des devoirs à rendre.
— Quoi!
— Tu as beaucoup à apprendre. Tu es prêt à changer, oui ou non?
— Oui, répondit-il, après une seconde d’hésitation.
Il ne semblait pas vraiment convaincu, ni convaincant.
Jesse lui tendit un bloc de papier où il nota scrupuleusement le titre du film.
— On s’occupera de ton appartement plus tard, reprit-elle. Aujourd’hui, je veux aborder la culture générale et le problème de ta garde-robe.
— Je n’ai pas d’appartement…
— Pardon?
— Je vis chez ma mère. Oh ! Abstiens-toi de commentaires ! C’est une maison très agréable. Et puis je connais plein de types qui habitent chez leurs parents. C’est plus pratique.
Mon Dieu ! La situation était pire que ce qu’elle redoutait.
— Quel âge as-tu ?
— Vingt-quatre ans.
— Il serait peut-être temps de s’envoler du nid, tu ne crois pas ? A quoi ça te servira de séduire une fille, si tu n’as nulle part où l’emmener? Bon, enfin… On n’en est encore pas là…
— Et toi, tu vis où ?
Jesse leva le nez et éclata de rire.
— Avec ma sœur !
— Alors, tu vois, rétorqua Matt, l’air suffisant.
— Oui mais, moi, je ne suis pas un homme.
— Qu’est-ce que ça change?
— D’accord, tu marques un point. N’empêche qu’il faut absolument que tu déménages, insista-t-elle en tirant une pile de magazines de son sac à dos. Ça c’est People, un hebdomadaire. Tu vas t’abonner. Cosmo et Auto Magazine sont des mensuels. Comme Vogue. Tu dois absolument les lire régulièrement…
— Ce sont des journaux de filles, grimaça Matt. Sauf Auto Magazine, mais je ne m’intéresse pas aux voitures.
— Ces revues sont des mines d’informations pour enrichir ta culture générale. Vogue regorge de photos de types très élégants et de magnifiques jeunes femmes. Crois-moi, tu vas adorer. En lisant People, tu seras au courant des derniers potins sur les célébrités. Ça te permettra de connaître les noms des gens dont tout le monde parle. Auto magazine, c’est pour peaufiner ton éducation. Quant à Cosmo, c’est le compagnon fidèle de toutes les filles de plus de vingt ans et tu dois le considérer comme le manuel tactique de l’ennemi, Bon, passons à la suite… La télévision…
— Je ne la regarde jamais.
— Eh bien tu vas me faire le plaisir de regarder « Star Academy » et « Gossip Girls ». Tu trouveras les précédents épisodes de « Gossip Girls » sur le câble. Enregistre-les et visionne-les pendant tes loisirs. Tu y verras comment parler aux femmes ou, du moins, comment les femmes rêvent que les hommes leur parlent. C’est vif, drôle et très bien observé. Quant à « Star Academy », c’est l’émission la plus regardée. Tu dois t’y intéresser et même en discuter avec tes collègues de boulot.
— Comme si on pouvait apprendre à parler aux femmes en regardant la télé !
— Qu’est-ce que tu en sais ? Tu as essayé ?
— Non.
— Alors, tu vois! Bon, il va falloir aussi qu’on dîne ensemble. Tu vas m’appeler régulièrement et m’inviter au restaurant. Parfois je dirai oui, parfois non. On commencera par un coup de fil par jour pendant deux semaines, jusqu’à ce que tu te sentes à l’aise avec le processus. Etape suivante : le shopping. Tu vas me faire le plaisir de changer ta façon de t’habiller!
— Qu’est-ce qui ne va pas avec mes vêtements ? demanda-t-il, perplexe, après s’être passé en revue de haut en bas.
— Il faut te l’expliquer en détail? Ça risque d’être long. Mais rassure-toi, ça peut s’arranger. En fait, le vrai point noir, ce sont tes lunettes.
— Je ne supporte pas les verres de contact, se raidit Matt.
— Tu n’as jamais songé à te faire opérer au laser ?
— Non.
— Va te renseigner sur internet. Tu as des yeux magnifiques, ce serait super qu’on puisse en profiter. Penses-tu que les Mariners ont une chance cette saison ?
— Tu parles de base-bail, là ?
— Oui. Cette année, tu vas t’employer à suivre de près les performances de l’équipe. Rajoute ça à ta liste de devoirs à la maison.
Matt se dressa brusquement en repoussant sa chaise.
— C’est complètement ridicule ! En plus, je ne comprends pas pourquoi tu veux tant t’occuper de moi. Laisse tomber…
Jesse se leva à son tour pour le retenir par le bras.
— Matt, ne pars pas… Aujourd’hui, l’entreprise te paraît démesurée, mais une fois qu’on aura déblayé le plus gros, ce sera plus facile, tu verras. Je suis sûre que ça finira même par te plaire. Tu n’as pas envie de séduire une fille de rêve ?
— En fait, pas tant que ça…
— Tu ne crois pas ce que tu dis, si ?
— Pourquoi te décarcasser pour moi ? Qu’est-ce que ça t’apporte ?
— Ça m’amuse. Et puis j’aime bien réfléchir à ton propos. C’est plus facile que de réfléchir sur moi.
— Pourquoi?
— Parce que, en ce moment, ma vie s’enlise. Elle est au point mort.
Effectivement, elle n’avait ni carrière ni perspective ni le moindre but à atteindre. De plus, elle changeait d’amant comme les autres filles changeaient de tenue, ce dont elle n’était pas particulièrement fière.
— C’est toi qui aurais besoin d’une bonne reconversion, si tu veux mon avis…, fit remarquer Matt.
— Ceux qui peuvent agissent, les autres enseignent.
— Tu réponds toujours à côté.
— C’est vrai.
— Pourquoi?
Question intéressante.
— Parce que je n’apprécie pas qui je suis, mais je ne sais pas comment changer. Avec toi, au contraire, je sais exactement quoi faire. Alors, si je réussis ta métamorphose, j’aurai le sentiment d’avoir accompli quelque chose.
— Au moins, tu es franche.
— Oui et ça me surprend autant que toi. Accorde-moi un mois, continua-t-elle comme Matt se rasseyait. Pendant un mois, tu suis mes directives et si les changements opérés ne te satisfont pas, tu pourras retourner à ton ancienne vie et faire comme si de rien n’était.
— Et si je me suis fait opérer au laser entre temps ?
— Ça ne peut pas te faire de mal, si?
— Non. Tu as raison.
— Fais-moi confiance, Matt. J’ai vraiment envie que tu réussisses !
Parce que, si la métamorphose opérait pour lui, peut-elle opérerait-elle aussi pour elle.
Dix jours plus tard, Jesse faillit tomber de saisissement en voyant Matt entrer à « l’Oliveraie » de Kirkland.
— Qui êtes-vous, monsieur? lui lança-t-elle théâtralement en pointant un doigt vers lui.
— Tu ne devrais pas être aussi surprise. C’est toi qui m’as dit quels vêtements acheter…
Il lui fit un grand sourire en s’arrêtant devant elle.
— Peut-être, mais ils n’ont pas du tout la même allure quand c’est toi qui les portes, murmura-t-elle en le faisant pivoter lentement sur lui-même.
Incroyable le résultat qu’on pouvait obtenir en si peu de temps avec quelques milliers de dollars sur une Carte Bleue ! Matt était totalement transformé et sa coupe de cheveux à quatre-vingts dollars d’un salon haut de gamme de Bellevue n’en constituait que les prémices. Envolé le jean trop court, les vieilles tennis, la chemisette ringarde avec son étui plastique. A la place, il portait une chemise bleu pâle et un pantalon à pinces qui mettait en valeur ses hanches minces. Elle avait même réussi à le persuader d’acheter des mocassins à près de quatre-cents dollars, mais le résultat en valait la chandelle.
Le plus grand changement restait cependant son visage : sans ses épaisses lunettes, Matt était devenu un autre homme.
On remarquait ses traits virils et son menton bien dessiné. Ses yeux étaient même plus beaux que Jesse se l’était imaginé. Quant à sa bouche… est-ce qu’elle avait toujours eu ce petit sourire canaille et cette courbe sensuelle ?
— Tu es splendide ! souffla-t-elle, saisie.
— Tu n’es pas mal non plus, fit-il en rougissant.
Elle éluda le compliment du bout des doigts. Il ne s’agissait pas d’elle. Aujourd’hui, seule comptait l’apparence physique de Matt.
Une serveuse vint à leur rencontre et tandis qu’elle les conduisait à leur table, Jesse remarqua qu’en douce elle étudiait son compagnon sous toutes les coutures.
— Tu as vu? lui glissa-t-elle à voix basse en s’installant dans leur box. Cette fille ne peut pas détacher ses yeux de toi.
— Tu dis ça pour me faire plaisir, répliqua Matt, gêné.
— Certainement pas. Je parie que si je me lève pour aller aux toilettes, elle rappliquera ici illico.
— Tu ne vas pas t’en aller? dit-il en sursautant, plus nerveux que ravi à cette perspective.
— La prochaine fois, je tenterai peut-être le coup, s’es-claffa-t-elle. Avant de pouvoir profiter pleinement de ton charme, il va falloir t’habituer à être le point de mire de ces dames. Alors, raconte. Quoi de neuf au bureau?
— On met au point un jeu. Il est très novateur sur le plan technique mais on a quelques…
La voyant s’écrouler sur la table, accablée, il s’interrompit, désorienté.
— Quoi?
— Est-ce que j’ai une tête à m’intéresser à la conception de jeux informatiques ?
— Pas vraiment, mais tu m’as posé la question…
— Je t’ai demandé : « Quoi de neuf au bureau ? »Je voulais dire : « Quoi de neuf dans tes rapports avec les autres…»
— Oh…
Matt fit le geste de remonter ses lunettes sur son nez, avant de reposer la main sur son genou.
— Eh bien, ça a changé…
— Comment ça?
— Les gens me parlent.
La jeune femme sourit, satisfaite de voir qu’il obtenait déjà des résultats.
— Tu veux dire : les femmes ?
— Oui, dit Matt en souriant. Maintenant, quand j’arrive au boulot, toutes les secrétaires me saluent. Et la fille du service financier m’a demandé de porter des affaires jusqu’à sa voiture, alors que ça ne pesait rien et qu’elle aurait pu le faire toute seule.
— Tu en as profité pour l’inviter à boire un verre, j’espère?
— Quoi? Bien sûr que non! protesta-t-il, choqué. Je ne peux pas faire ça. Elle est plus âgée que moi.
— De combien?
— Peut-être cinq ou six ans. Je ne peux pas l’intéresser.
— Mon chou, tu as beaucoup à apprendre sur les femmes. Tu es grand, costaud, beau garçon, tu as un bon job, tu es relativement gentil, drôle et intelligent… Que demande le peuple ?
— Tu exagères. Je ne suis pas du tout comme ça, protesta-t-il, rouge comme une pivoine.
— Au contraire, c’est ton portrait craché. Tu as toujours été ainsi, sauf qu’avant tu dissimulais tes atouts derrière d’horribles lunettes. J’espère que tu les as mises à la poubelle.
— Oui, je te l’ai déjà dit.
— Parfait.
Comme, son téléphone sonnait, Jesse le tira de son sac pour vérifier le numéro qui s’affichait.
— Andrew ou Zeke ?
— Joe, fit-elle en éteignant son portable. Désolée…
— Tu en as combien comme ça? s’informa Matt, qui l’observait maintenant avec curiosité.
Elle n’avait pas du tout l’intention de répondre à ce genre de questions.
— C’est hors sujet et sans intérêt.
— Pas du tout. Moi, ça m’intéresse.
— Eh bien, sache que je sors beaucoup et que je ne m’engage jamais.
— Tu fréquentes beaucoup de garçons ?
— Ça n’est pas difficile. Il y en a partout.
Séduire les hommes était un jeu d’enfant, d’autant qu’elle ne souhaitait pas les garder.
La serveuse réapparut, provoquant une diversion bienvenue, car parler de sa vie privée ne pouvait que la déprimer davantage et donner à Matt l’impression qu’elle était une…
Une quoi? Une traînée? N’était-ce pas comme ça que l’appelait sa sœur?
« Arrête de penser à Nicole, ça va te gâcher la soirée », s’enjoignit-elle en ouvrant son menu.
Matt attendit qu’elle eût fait son choix pour commander à son tour un plat accompagné d’un verre de vin.
— Très subtile, l’idée du vin, le félicita-t-elle quand ils furent seuls. Ça apporte une nuance de raffinement bienvenue. Un de ces jours, il faudra qu’on aille dîner dans la cave à vin du Château Sainte-Michelle. Ils y organisent des dégustations. Tu pourras t’entraîner à jouer les snobs.
— Tu veux que je devienne snob ? s’esclaffa-t-il.
— On ne sait jamais, ça peut être utile, répondit-elle en sirotant le thé glacé que venait de lui apporter la serveuse. Alors, dis-moi : qu’est-ce qu’on ressent à vivre une telle transformation ?
— N’attends pas que je te parle de mes sentiments, dit-il d’un ton sans réplique.
Sa voix exprimait une confiance en soi qu’elle n’avait jamais décelée auparavant et qui s’accordait avec son maintien assuré et sa façon de la regarder droit dans les yeux.
— Et toi, quelle est ton histoire ? lui demanda-t-il, sans la lâcher du regard. Je sais que tu n’es pas coach de vie. Alors en quoi consiste ton existence, quand tu ne traînes pas les garçons dans les magasins pour essayer d’en faire des play-boys?
— Il n’y a pas grand-chose à en dire… Je travaille dans une boulangerie dont je suis copropriétaire avec ma sœur. En réalité, c’est un trust qui gère mes parts jusqu’à ce que j’aie vingt-cinq ans. Je déteste travailler là-bas, principalement parce que je ne m’entends pas bien avec Nicole.
— Pourquoi?
— J’ai une autre sœur, Claire, qui est une pianiste renommée, continua Jesse en se demandant jusqu’à quel point elle pouvait se livrer. Je ne la connais pas très bien. Juste après ma naissance, elle s’est envolée pour de longues tournées autour du monde. Quand j’ai eu six ans, ma mère a voulu la suivre et elle m’a laissée à la charge de Nicole. J’étais une gamine difficile et Nicole n’a reçu aucun réel soutien de notre père. Elle m’a toujours considérée comme une bonne à rien. Mais elle, c’est une enquiquineuse. Je lui ai demandé de racheter mes parts de la boulangerie, afin de pouvoir m’en aller, et elle n’a rien voulu savoir.
— Qu’aurais-tu fait de l’argent ?
— Aucune idée.
— C’est peut-être pour ça qu’elle refuse de te le donner.
— Si tu commences à jouer les raisonneurs, on stoppe tout de suite cette conversation !
— Excuse-moi…
— Tu es pardonné. Allez, on arrête de parler de moi. A ton tour : je sais déjà que tu vis chez ta mère. Et ton père? Tes parents sont divorcés ?
— Ils n’ont jamais été mariés. Ma mère ne m’a pas dit grand-chose de lui. Nous avons toujours vécu seuls tous les deux et elle a travaillé dur pour m’élever. L’argent était rare au départ. Elle s’est sacrifiée pour moi.
Cette idée de sacrifice avait de quoi faire froid dans le dos, mais Jesse décida de ne pas juger à la légère.
— Elle a l’air sympathique…
— Oui, si on veut. Elle ne s’est jamais souciée que je passe mon temps devant un ordinateur et elle m’a fichu une paix royale. Jamais elle ne m’a harcelé pour que je sorte ou que je me fasse des amis. Au contraire, elle m’a toujours dit que je me réaliserais un jour et qu’il ne fallait pas m’inquiéter si, aujourd’hui, la vie ne correspondait pas à mon attente.
— Ça me paraît très sensé.
— Quand j’avais quinze ans, je jouais à un jeu qui ne me satisfaisait pas. Alors, j’ai craqué le système, j’ai pu accéder aux codes, je l’ai réécrit puis j’ai envoyé la nouvelle version à l’entreprise. Ils m’en ont donné la licence. Depuis, notre situation financière s’est grandement améliorée.
— Tu as obtenu la licence d’un jeu vidéo à quinze ans? souffla Jesse, ébahie.
Matt hocha la tête.
— Ça fait beaucoup d’argent?
— Deux millions de dollars par an.
Heureusement qu’elle n’était pas en train de boire parce
qu’elle aurait tout recraché.
— Si je comprends bien, tu es riche?
— J’imagine que oui. Je n’y ai jamais beaucoup réfléchi.
— Tu es riche et tu portes des lunettes de bouffon ?
— Arrête avec ça! Je t’ai dit que je les avais jetées.
— Tu es riche, répéta-t-elle, incapable de réaliser.
— Qu’est-ce que ça peut faire? Je ne vois pas ce que ça change ?
Bien des choses. Mais il serait toujours temps de mettre Matt en garde contre les femmes qui ne s’intéresseraient à lui que pour son argent.
— Ça change que c’est toi qui paieras l’addition!